Lundi 10/10/2016, 17:30 - Moalboal, Cebu, Philippines.
C'est l'heure de plonger de nuit. Règne en moi une certaine appréhension. Je relis les consignes. Maîtriser sa désorientation. Être vigilant. Éviter de plonger avec un binôme qu'on ne connait pas. Ne pas plonger avec un équipement neuf. Toujours avoir une deuxième torche. Autant de choses qui ne décrivent pas ma situation. Je connais mon binôme depuis ce matin, je plonge avec un masque neuf, je n'ai pas de deuxième torche, et je ne m'oriente qu'assez mal sous l’eau. Alors, je respire.
Je suis excitée malgré tout. Plonger de nuit. Dans le noir. Le silence. Avec pour unique visibilité le faisceau de ma torche, et tout autour, l'obscurité. Comme un phare de moto la nuit dans la forêt. Et peut-être, des crabes, des poissons mandarins, des calamars, des pieuvres, ou des êtres phosphorescents. En réalité, je ne sais pas du tout ce qui m'attend.
Nous descendons depuis la plage. L'eau est à vingt-neuf degrés et à travers ma combinaison, déjà, elle me réchauffe. Je respire. Inspire, expire, inspire, expire. L'eau à mi-corps, j'enfile mes palmes. Inspire, expire. Je gonfle mon gilet, et me laisse porter par les vagues. Je flotte. Me dirige vers le large. Inspire, expire.
Il est temps de descendre. Retrouver les rochers, les algues, les mollusques, il est temps de plonger. Je vérifie ma jauge, dégonfle mon gilet, inspire, expire. Le régulateur est en place, voilà. Je respire maintenant de l'air comprimé. Inspire, expire.
Éviter la désorientation. Se repérer. Retenir les directions. À ma gauche la plage et le tombant, à ma droite l’infini de l’océan. Le bleu semble s'être désaturé. Il est devenu noir, et les rochers sont blancs. Le faisceau de ma torche éclaire peu. Celle de mon binôme un peu mieux. Alors, je le suis. Je reste près de lui. Il m'oriente. Autour de nous, le noir opaque. Nos faisceaux seuls éclairent le tombant, les algues, crabes et autres poissons encore éveillés. Némo, couche-tard ou lève-tôt?
Nous palmons longtemps. Inspire, expire. Ma jauge descend peu, je vais paisiblement. Pas de stress, l'appréhension est retombée, le noir nous enveloppe. Je respire lentement. Je suis en apesanteur, entre deux eaux, je suis sereine.
D'un coup, il fait nuit. Ma torche s'est éteinte. Alors, ne pas paniquer. Inspire, expire. Mon binôme se trouve à quelques enjambées. Je palme un peu plus fort, je le rejoins. Mes signaux sont clairs. Les siens aussi. Il a une torche de secours. Je me laisse dénouer et je raccroche moi-même la lampe qui me permet de m'orienter. Et alors, à nouveau, tout va bien. Inspire, expire.
Nous continuons notre route. Les jauges restent hautes, nous sommes tranquilles. Le courant est faible, nous minimisons nos efforts. Inspire, expire.
L'heure tourne, et nous décidons de faire demi-tour. Mon binôme me fait signe de le suivre. Je m'exécute. Il m'entraîne vers le large. Le large, c'est le noir. Son faisceau se perd dans le lointain. Tout est néant. Nous avançons pourtant vers une obscurité de plus en plus opaque. Au dessus de nous, quinze à vingt mètres d’eau salée. En dessous, peut-être cinquante, cent mètres... Je n'en ai aucune idée. Le canyon est l'un des plus profonds de cette région, avec jusqu'à huit cents mètres de fond.
Mon binôme s'arrête. Il me regarde. Tout va bien? Tout va bien. Inspire, expire. Il se met dans la position du fakir. Je le copie. Nous sommes calmes. Il éteint sa torche. Ne reste que la mienne et son faisceau est maigre. Il m'attend. Inspire, expire. J’éteins ma lampe. C'est fait. Nous sommes dans le noir le plus profond, entre deux eaux, en position de fakir. Nous ne nous voyons plus et j'ai peine à dire si nous sommes toujours au même niveau. Je ressens néanmoins sa présence. Nous ne bougeons pas et savourons cette étrange position. Le temps semble s’être arrêté, les secondes mettent des heures à s'écouler.
Tiens. J’ai vu passer de la lumière. J'en suis sûre. Je n’ai pas rêvé. A nouveau! Il y a de la lumière. Et enfin, je comprends. Je comprends pourquoi nous sommes là, pourquoi nous inspirons, expirons, pourquoi nous avons fait le vide, pourquoi nous avons fait le noir, pourquoi nous avons économisé nos efforts, réduits nos mouvements.
Mon binôme veut me montrer quelque chose de plus grand. Il a remué les doigts, des étincelles ont virevolté. Il a bougé les bras et l'océan autour de lui s'est embrasé. Il a fait une boule d'eau dans l'eau et il m'envoie maintenant un million d’étoiles à la figure. J'ai compris. Je bouge moi aussi les doigts et autour d'eux les étoiles scintillent. Je bouge les bras et j'envoie à mon binôme l'équivalent d'un brasier. Alors je bouge les jambes, et autour de moi l'océan devient l’espace. Je suis en apesanteur au milieu d'étoiles filantes. Je les dirige. Comme un chef d’orchestre. Je peux entendre leur musique. Je les enflamme. Je leur donne une forme, un rythme. Mon binôme et moi jouons à boules d'étoiles.
Nous dessinons de plus en plus vite, des lettres, des cœurs, des formes géométriques, nous dansons dans le monde du plancton phosphorescent. Nous discernons les visages l'un de l'autre à présent et je sais déduire la position de son corps d'après les trajectoires de ses comètes. Mon rêve de gosse se réalise, je suis enfin astronaute. Le temps d’une soirée. Je vole dans les plumes de milliards d'étoiles et elle me répondent. Elles m'obéissent. Elles brûlent pour moi. Elles m'enlacent et donnent à chacun de mes mouvements, un sens, un éclat. Oh, et, inspire, expire. J'avais presque oublié.
Ce soir là, aux Philippines, au large du tombant de Moalboal, j'ai éteint la lumière, et j'ai connu l'extase. J'ai communié avec la mer et je n'ai fait qu'un avec l'univers; j'ai arrêté le temps. Et aujourd'hui, à Paris, dans mon appartement j'ai bel et bien le sentiment d'avoir goûté à deux matières originelles étroitement liées: le plancton, et la poussière d'étoiles.